La politique et la guerre
- Anissa EL MRINI
- 3 mars 2021
- 14 min de lecture
Clausewitz déclarait, au livre I de son essai intitulé De la Guerre, « La guerre est un acte de violence
à l’emploi de laquelle il n’existe a aucune limite. (…) les belligérants s’imposent mutuellement la loi. »
Cette assertion quasi lapidaire semble d’emblée désigner la guerre comme un déferlement de
violence arbitraire et désordonné, qui participe d’un affrontement paroxystique. La guerre, en ce
qu’elle semble donc s’opposer à toute idée d’ordre et de stabilité, en ce qu’elle semble obéir à ses
propres lois, serait alors cet agôn qui mènerait au déchaînement des passions les plus viles, au
mépris du droit.
Pourtant, celui-ci, à rebours de ces premières interprétations, affirme également que la guerre ne
peut se suffire à elle-même, qu’elle ne peut être sa propre fin : elle servirait en fait les intérêts de la
politique. En effet, la guerre n’est, selon lui, rien d’autre que « la politique continuée par d’autres
moyens ». La guerre, qui était un déchaînement de violence, devient ici l’instrument de la politique.
La politique, en ce qu’elle est la mise en œuvre des moyens qui garantissent la préservation de cette
communauté politique qui unit les citoyens, est structurée, organisée, vise à répartir le pouvoir entre
des institutions qui doivent garantir la paix civile. Pour instaurer et pérenniser le politique,
communauté qui s’unit par le partage de valeurs communes et l’obéissance à des devoirs communs,
celle-ci doit donc être facteur d’ordre, de stabilité et de justice, que l’on retrouve dans la forme
juridique de l’état de droit notamment, qui permet à chacun d’être protégé de la violence et de
l’arbitraire. Nous pouvons soulever là un paradoxe : si la politique est l’instauration, la mise en œuvre
de cet ordre qui a vocation à produire du droit, à légiférer et à délibérer pour garantir une forme de
stabilité de la communauté politique, comment peut-elle dès lors employer pour instrument la
guerre ? Dans la guerre, si chacun semble s’imposer la loi, la forme juridique de l’état de droit
permise par la politique, qui pouvait sembler se dissoudre pour laisser place à un affrontement qui
ne connaît pas de limites, persiste tout de même une forme de droit. La guerre a très vite été
codifiée par les sociétés politiques, dans la forme du jus ad bellum et du jus in bello, du droit dans la
guerre et du droit de la guerre. Cette codification de la guerre par les sociétés politiques est
révélatrice du lien étroit que celles-ci peuvent entretenir. Le corps politique peut se trouver menacé,
par un ennemi extérieur, un autre Etat, comme par une révolte intérieure : pour maintenir sa
stabilité, le recours à la guerre par la politique serait alors inévitable. Le recours à cette violence
parfois paroxystique serait paradoxalement indispensable au maintien de l’ordre par la politique, et
la guerre s’inscrirait donc dans la continuité de la politique.
Mais recourir à la guerre pour défendre le corps politique, n’est-ce pas, en ce qu’elle peut
s’éloigner de la codification juridique stable et de l’idéal d’ordre de la politique, prendre le risque
d’une corruption de la fin par les moyens ? La guerre participe-t-elle de la politique, ou est-elle, au
contraire, par nature attentatoire à celle-ci ?
Il sera intéressant de montrer tout d’abord que la guerre, en tant que ciment du politique, peut
être un véritable instrument de la politique. Toutefois, en ce qu’il peut y avoir un excès de la guerre
sur sa prétendue fin politique, celle-ci peut être remise en question : la guerre ne peut dès lors plus
être un instrument de la politique, elle est au contraire apolitique. Enfin, en dernière analyse, nous
pourrons montrer que la guerre, loin d’être cet affrontement binaire codifié par le droit de la
politique, la traverse de part en part. La guerre est alors à l’initiative de la politique, non dans la
forme du combat armé paroxystique, mais bien de la lutte permanente d’une multiplicité de rapports
de force.
Tout d’abord, si la politique a bien pour but de garantir d’établir un ordre et de garantir une
stabilité des institutions, la guerre, loin de contrevenir à cet ordre, permet au contraire de le
préserver : la guerre, en ce qu’elle est un ciment du politique, est donc un instrument de la politique.
En effet, si la guerre est souvent opposée, par son caractère violent, à la politique, cet ordre
permis par la politique peut pourtant paradoxalement s’appuyer sur celle-ci. C’est ce qu’affirme J. K.
Galbraith dans La paix indésirable ? L’utilité des guerres. Selon lui, la guerre « en tant que système
social, a constitué non seulement la garantie de la souveraineté des nations » mais également la
«stabilité intérieure de leurs institutions politiques». La guerre joue un rôle fondamental dans la
politique : elle est un véritable « ciment » qui permet la préservation de la société politique, en ce
qu’elle mobilise activement tous les citoyens. La guerre permet dès lors de « sacraliser la politique » :
donner sa vie pour la patrie, c’est en faire une forme de sacerdoce, l’ériger en cause suprême et
prioritaire qui a l’avantage sur tout. Appartenir à cette patrie, c’est appartenir à un « nouveau
corps », qui doit donc, de manière logique, être apte se défendre, à se prémunir contre toute
attaque. L’institution du service militaire, en France, par exemple, avait pour objectif de former une
véritable armée de « soldats-citoyens », prêts à défendre la patrie sous le drapeau national, et donc
de présenter le recours à la violence dans la forme de l’affrontement guerrier comme nécessaire au
maintien de l’Etat, à la pérennité de la communauté politique. La guerre est ici un véritable ciment
du politique en ce qu’elle favorise une adhésion consensuelle à ce nouveau « corps » qu’adoptent les
hommes, ici allégorique de la patrie. L’esprit de camaraderie qui régnait entre les jeunes soldats
permettait dès lors de le préserver, en renforçant le sentiment d’appartenance à un « corps
commun ».
La guerre, si elle est le ciment du politique, reste bien subordonnée à la fin politique. En effet, c’est
ce que montre Clausewitz dans son ouvrage intitulé De la guerre. La société, sans cesse menacée par
les invasions extérieures qui peuvent détruire l’ordre institué par la politique, ne peut se passer de ce
recours à la guerre. Mais la guerre, loin d’être un déferlement de violence insensé qui pourrait
prendre le pas sur la politique, lui nuire et même l’exclure catégoriquement, est l’union de la
violence et de l’intelligence. La stratégie, par exemple, constitue bien une partie du « génie
guerrier », qui consiste à faire usage de la force de manière raisonnée et non arbitraire, dans la visée
politique du maintien de l’ordre et de la paix. Cette « grammaire de la guerre » est bien subordonnée
à une « logique politique », elle n’est rien d’autre que sa continuité naturelle. L’ « objectif de la
guerre », ziel, qui consiste à terrasser l’ennemi, ne doit pas être séparé de la « fin politique de la
guerre », zweck. Si Samory Touré, fondateur de l’empire Wassoulou, pratiquait, dans les années
1880, la « politique de la terre brûlée » contre les colons français, considérés comme des pilleurs et
des envahisseurs, et exhortait ses soldats, dans les guérillas, à tuer le plus de colons, cet objectif de la
guerre était bien subordonné à une fin politique, celle de maintenir son empire et de le prémunir de
la destruction par l’ennemi. L’ordre politique institué, la communauté politique, était menacé dans
son intégrité même par la colonisation, qui voulait le démanteler : le seul moyen d’y remédier était,
face à des soldats armés de canons et de fusils à tirs rapides, de recourir à l’usage de la force
ordonné. La guerre sert donc ici la politique, en est bien la « continuation par d’autres moyens. » Ces
actions violentes ne sont pas des « actes de la passion aveugle », mais obéissent bien à une logique
politique.
Toutefois, la « fin politique n’agit pas en législateur despotique » : dans la guerre, en ce que l’on
est confronté non à des objets théoriques, mais bien à des objets concrets, à des ennemis et à des
armes qui menacent en permanence la stabilité de l’ordre politique, il n’est pas possible de se
conformer à une juridiction trop étroite. Si il existe bien un « droit de la guerre » et un « droit dans la
guerre », qui montrent, par la codification étroite des rapports des belligérants dans la guerre,
l’empreinte de la politique sur celle-ci, ceux-ci ne sont pas immuables, et ne peuvent l’être.
Clausewitz affirme ainsi que dans la guerre, « la loi suprême est la décision par les armes». La fin doit
s’ajuster aux moyens : si la guerre est garante de l’ordre, elle reste ce moment, ce lieu de désordre
qui ne peut pas être totalement structuré par le droit instauré par les institutions politiques. Si la
guerre obéit à une logique politique, elle a sa propre « grammaire ». En ce que les « belligérants
s’imposent mutuellement la loi », le droit peut alors être d’une certaine manière reconfiguré, voire
dévié, et en cela, laisser une nécessaire plasticité d’intervention à la grammaire de la guerre. Le 6
décembre 1945, lorsque les Etats-Unis décident de lancer une bombe nucléaire sur Nagasaki, en
dépit des conventions de droit international de la guerre, faisant ainsi près de cent mille morts civils,
ceux-ci justifient toutefois ce paroxysme de violence par la volonté d’instaurer une « démocratie » au
Japon. Mais ici, la grammaire guerrière semble quelque peu prendre le pas sur la logique politique :
peut-on, au prétexte de vouloir instaurer plus de justice massacrer des milliers d’innocents ? Si la
guerre peut être cet affrontement de violence héautonome, ne risque-t-elle pas de déborder le cadre
de la politique, et de lui être en cela attentatoire ?
Nous avons donc vu que la guerre pouvait être un instrument de la politique : ciment de la
communauté politique, « catalyseur du lien social », celle-ci participe de cet ordre visé par la
politique, peut mener vers cet équilibre recherché par la société en sacralisant le lien
qu’entretiennent ses membres. Toutefois, la grammaire de la guerre peut parfois déborder la
logique politique : la guerre n’est plus dès lors cet outil codifié et subordonné à la politique, mais
l’excède pour finir par lui nuire, voire même l’exclure.
En effet, la politique, loin de se servir de la guerre comme d’un « instrument », est au contraire un
moyen de sortir de cette situation de violence permanente. C’est l’idée que développe Hobbes dans
son Léviathan. Dans la première partie de celui-ci, il montre qu’à l’état de nature, en-dehors de l’état
civil, les hommes, tous égaux en puissance, sont guidés par leurs désirs, et par leurs passions, qui les
poussent à se défier, à s’affronter. Cette égalité de puissance et ce moteur que représente pour les
hommes le désir, les conduit donc très vite à nier cette égalité première pour chercher à accroître
leur puissance, toujours dans l’horizon de la conservation de leur vie. Les hommes disposent tous,
dans cet état primitif, d’un droit naturel, droit fondamental qui permet à chacun de conserver sa
propre vie en faisant usage de tous les moyens nécessaires. Les relations qu’entretiennent les
hommes à l’état de nature sont donc des relations belliqueuses : la guerre interindividuelle structure
les rapports de chacun avec les autres. En effet, les ressources matérielles, alimentaires, étant
limitées, les hommes vont être très vite amenés à s’affronter. Si deux hommes convoitent, par
exemple, le même terrain, pour ses arbres fruitiers, ceux-ci, guidés par leur désir de l’obtenir dans la
visée d’un accroissement de leur puissance, vont être amenés à se faire la guerre : celui qui aura
imposé sa domination sur l’autre pourra alors en jouir. Dès lors, la guerre, ce n’est plus cet
instrument de la politique qui combinait violence et intelligence, mais bien cet état primitif qui mène
au chaos, à la « guerre de chacun contre chacun. »
Seulement, les hommes disposent, en plus de ce droit naturel, également d’une loi naturelle. Celle-
ci représente l’ensemble des contraintes que la raison impose à l’homme pour se conserver. Il ne
s’agit pas dès lors de se conserver par tous les moyens possibles, mais par les moyens les plus sûrs,
les plus rationnels. Cette loi naturelle, en ce qu’elle convoque donc un certain emploi de la raison,
exhorte l’homme à se conserver d’une autre manière que celle que favorisait le droit naturel : la
guerre ne peut pas être un moyen sûr d’assurer ma conservation, en ce qu’elle me place dans un
danger permanent dans la forme de l’affrontement perpétuel. Les hommes, guidés par la rationalité
que leur prescrit la loi naturelle, vont donc être conduits, pour mettre un terme à cette guerre
interindividuelle, à conclure des pactes mutuels, qui aboutissent alors à un « pacte social ». Ce pacte
social, qui institue l’ordre politique à proprement parler, consiste en l’abandon du droit naturel par
chacun des hommes à un souverain : pour entrer dans la communauté politique, il faut donc
abandonner l’état de nature, c’est-à-dire l’état de guerre. La guerre est ici l’antithèse même de la
politique : état primitif de l’homme, vecteur d’instabilité par excellence, elle ne peut en aucun cas
coexister, ou pire, être l’extension de la politique. Ces pactes mutuels mènent donc à l’institution
d’un souverain absolu, qui garantit alors le maintien de la paix civile. Si les hommes sont prêts à
abandonner leurs droits, c’est bien pour éviter cet état de guerre de chacun contre chacun, c’est
bien qu’il y a un avantage de la politique sur l’état primitif dans la conservation de soi : l’entrée en
politique, c’est le renoncement à la guerre. L’abandon et le transfert par chacun de son pouvoir au
souverain permet donc d’éviter de voir s’exercer au sein de la société cette violence paroxystique. Si
le souverain se place hors du droit, c’est pour mieux servir l’objectif de « paix civile » nécessaire à la
conservation de soi. En Corée du Nord par exemple, le régime totalitaire de Kim Jong Un, au sein
duquel les habitants obéissent à des règles strictes parfois jugées arbitraires, l’ordre civil est resté
stable, et ne connaît pas de perturbation ou de guerre civile. Le maintien par un souverain de
l’autorité absolue permet donc de garantir la pérennité du corps politique : les hommes mettent fin à
la relation de guerre interindividuelle par l’abandon de leur droit naturel à un souverain absolu.
Le moteur de la politique, ce qui conduit les hommes à entrer en politique, à renoncer à
abandonner leurs droits naturels, c’est donc bien la cessation de cet état du guerre : la politique,
c’est le maintien de la paix civile, par opposition à l’affrontement guerrier. Hobbes affirme ainsi ,
dans le chapitre 28 du livre II du De Ciue, que « Les rebelles, (…) sont jugés non par le droit civil, mais
par le droit naturel, c’est-à-dire non en qualité de mauvais citoyens, mais comme ennemis de l’Etat.
(…) la justice s’exerce contre eux non par le droit de souveraineté, mais par le droit de la guerre. »
Dès lors que les hommes ont fait le choix d’entrer dans l’ordre politique en abandonnant leur droit
naturel, ceux-ci renoncent donc à leur droit de faire la guerre. Ils ne peuvent plus faire machine
arrière, car refuser d’obéir, prendre part à la rébellion contre le souverain, c’est trahir sa propre
raison, sa propre loi naturelle qui avait exhorté au pacte et donc à l’abandon du droit naturel. Le
crime de lèse-majesté, le défi fait à l’autorité absolue du souverain, est alors un retour pur et simple
à l’état de nature. En ce que les hommes ont décidé, par le concours de leur raison, d’abandonner
leurs droits pour entrer dans l’ordre politique, pour veiller à la conservation de leur vie par la
garantie de paix civile permise par l’autorité absolue du souverain, désirer les reprendre est
contraire, non pas uniquement au droit civil, mais à la loi naturelle : les rebelles sont considérés par
Hobbes comme des traîtres qui veulent créer un nouvel Etat dans une unité déjà constituée. Ils ne
sont donc pas de mauvais citoyens, mais bien des ennemis de l’Etat : ils se situent hors de l’Etat, hors
de la communauté civile instituée par l’ordre. Hobbes déclare ainsi que la rébellion est la « reprise de
l’état de guerre. » : les hommes, qui avaient abandonné leur état primitif, sont à nouveau plongés
dans l’état de nature. En Irlande, en juillet 1919, l’Armée républicaine irlandaise, l’IRA, décide de faire
sécession et de s’opposer à l’armée britannique, aux Black and Tans irlandais ainsi qu’à la police
irlandaise. Cette rébellion armée qui conteste la supposée suprématie de l’Angleterre sur l’Irlande,
conduit les membres de l’IRA à de nombreuses actions violentes, telles que des attentats, pour
affirmer le droit de l’Irlande à être indépendante. Cette rébellion et sa répression par l’armée
britannique mènent alors à la conclusion d’un traité anglo-irlandais en 1921, qui institue
l’indépendance de l’Irlande. Mais six comtés de l’Irlande du Nord tiennent à rester au sein de la
Grande-Bretagne. Le pays est alors divisé, plongé dans une véritable guerre civile qui opposent les
protestants du Nord partisans aux catholiques du Sud sécessionnistes. qui fait plusieurs milliers de
morts. Nous retrouvons bien ici l’analogie qu’établissait Hobbes entre le corps physique et le corps
politique : la paix civile est sa santé, la sédition, sa maladie, et la guerre civile, sa mort. La guerre
civile mène à la dissolution du corps politique et au retour à l’état de nature.
La guerre n’est donc plus ici un instrument de la politique : en ce qu’elle correspond à l’état
primitif des hommes, à l’état antérieur à l’entrée dans un corps politique, elle lui est attentatoire,
particulièrement lorsqu’elle prend la forme de la guerre civile. Les sujets, pour se maintenir en vie,
doivent obéir à un souverain absolu qui permet le maintien de la paix civile. Mais si l’on refuse toute
tentative de renverser le pouvoir, ne nie-t-on pas par là l’idéal de justice qui fait justement la
particularité du lien politique ? Faut-il contester toute efficience de la guerre dans la recherche de la
justice ?
En effet, la guerre n’est ni cet instrument de la politique, ni son antithèse absolue : la guerre
structure de part en part la politique, et peut en cela participer de son évolution, de son progrès, de
ses mutations.
Foucault développe l’idée, dans son cours au Collège de France intitulé Il faut défendre la société,
que la guerre, loin d’être cette rupture dans le droit et dans la politique, la structure de part en part.
En effet, celui-ci conteste l’idée de « pouvoir-marchandise », d’un pouvoir que l’on abandonne et que
l’on remet, que l’on reprend et que l’on peut employer à nouveau : le pouvoir ne peut se matérialiser
que dans des rapports de force incessants, le pouvoir n’est pouvoir qu’en tant qu’il s’exerce, se
confronte, s’oppose à un autre pouvoir. Il n’existe donc pas dès lors de droit naturel que je pourrais
confier à quiconque pour me maintenir en vie : les liens qui unissent les hommes sont
fondamentalement des liens d’inégalité qui cherchent à se renverser, à s’inverser dans la lutte. La
guerre est dès lors un « état permanent » : elle n’est plus cette forme de violence paroxystique, elle
est précisément cette « multiplicité de points de résistance » qui structure les rapports politiques,
fait évoluer l’ordre de la société politique de luttes en dominations, de dominations en luttes.
Lorsque le 1 er décembre 1955, à Montgomery en Alabama, dans la période de ségrégation aux Etats-
Unis Rosa Parks refuse de céder sa place à un blanc, et que celle-ci conteste, cinq jours plus tard,
l’amende de quinze dollars que la police l’exhorte à payer, un grand mouvement naît : celui de la
lutte pour les droits civils. Avec l’aide de Martin Luther King, celle-ci organise le boycott des bus de
Montgomery par les Noirs de la ville ; cette lutte, cette tentative de renversement de l’ordre juridico-
politique, conduit la Cour suprême, un peu plus d’un an plus tard, à déclarer la loi relative à la
ségrégation dans les bus anticonstitutionnelle. La lutte contre la domination conduit donc à un
renversement de l’ordre politique établit, à une reconsidération de la façon de mener la politique.
Cette « guerre », loin de conduire au chaos, permet au contraire une reconfiguration de la politique,
une redéfinition de l’ordre juridico-politique dans un idéal de justice qui ne cantonne plus la politique
à la simple préservation de la vie.
La politique ne peut plus se limiter à garantir à l’homme le maintien de sa vie : garante de la
pérennité de la communauté politique, elle doit se conformer à un idéal de justice. C’est l’idée que
développe Aristote dans les Politiques. Celui-ci affirme en effet, au livre I, que la « cité est la
communauté des hommes en vue du bien », et, par là, que la « justice est politique. ». Si les hommes
se rassemblent et s’unissent dans la cité, ils actualisent leur nature d’ « animal politique », et en cela,
font usage du logos, débattent du juste et de l’injuste. A rebours de l’idéal de citoyen-soldat
spartiate, Aristote montre que la scène politique n’est pas celle de la guerre, et que si l’on est parfois
amené à faire la guerre, c’est dans un idéal de « guerre juste », évoqué au livre VIII. La guerre n’est
donc ni un instrument, ni une rupture de la politique : elle est un moindre mal, une situation que l’on
ne peut éviter lorsque la cité est menacée : la guerre se fera alors, non dans l’obéissance absolue à
un souverain, non comme un moyen d’affirmer l’ordre et la stabilité de la société, mais bien en vue
du bien. La scène politique n’est donc pas celle de l’affrontement des guerriers troyens tels
qu’Achille, mais bien celle de la réalisation du citoyen par la délibération. Lorsque l’on décide de
partir en guerre, c’est uniquement pour se défendre, comme dans le cas des tribus coloniées face
aux colons français : la colonisation, attentatoire au bien de la communauté, doit donc être
contestée dans la forme de l’affrontement uniquement en vue du bien. Elle est le résultat d’une
délibération, de la « délibération du sage », comme il en était cas dans l’empire de Samory.
Aristote développe, dans le livre III, la notion de stasis. La stasis, cette sédition, est en fait un
mouvement paradoxal dans ce qui est stable, un bouleversement qui institue un basculement des
rapports de forces. La stasis, loin de mettre un terme à la politique, s’inscrit au contraire dans un
prolongement de celle-ci : ce prolongement prendra la forme d’une nouvelle constitution. Le lien
politique n’est dès lors pas rompu. La guerre n’est pas menée contre les autres, mais d’abord contre
soi-même. Lors de la Commune de Paris en 1848 par exemple, si la sédition a mené à des actes de
violence, les républicains qui ont pris le pouvoir ont décidé d’établir une société plus juste et
équitable, pour renforcer le lien politique : l’abolition de l’esclavage est votée, les droits des
travailleurs sont pour la première fois évoqués, et des décrets permettent de réguler le travail des
enfants notamment. Le renversement du pouvoir par la forme de la sédition, par la guerre, ne se fait
pas contre la politique, mais s’inscrit bien dans la continuité de celle-ci. Il n’y a de politique qu’en
rapport avec le renversement d’un ordre. La politique peut bien mener l’homme vers un idéal de
justice, et la guerre, qui n’est plus cet affrontement binaire de deux Etats qui se déchirent, mais ce
rapport entre des luttes et des dominations, peut donc bien y participer.
Ainsi, la guerre n’est ni cet instrument de la politique, ni ce déferlement de violence primitif qui ne
peut qu’exclure la politique. La guerre la structure en fait : elle la traverse de part en part, et la
politique ne peut y échapper par l’institution d’un cadre théorico-juridique. La guerre se matérialise
donc bien mieux dans les rapports de lutte incessants qui confrontent les individus à eux-mêmes :
elle permet une rénovation de la politique, un renversement de l’ordre en faveur d’un idéal de
justice et garantit précisément par là sa préservation.
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